Misère
J’ai rendez-vous dans une banlieue chic. La personne m’a contactée par mail, je ne l’ai jamais eue au téléphone. Je m’attends à une grande bourgeoise élégante, comme j’en rencontre régulièrement dans ce secteur. Les numéros des villas défilent. 67, 69, 71. Me voilà arrivée. Ce n’est pas une maison, mais un petit immeuble ancien, assez cossu. Je gare mon scooter, pousse la porte cochère et gravis les marches quatre à quatre, comme à mon habitude. Un petit escalier en béton, banal. Loin du grand escalier de maître auquel je m’attendais. Dernier étage. Une porte sans fioriture. Pas de sonnette. Je frappe… Une petite jeune femme vient m’ouvrir. Elle a un léger accent. Europe de l’Est, je pense. Roumaine, peut-être. Elle me tend une main pâle et frêle. Mirela. C’est son nom.
Derrière elle, immédiatement derrière, un mur. A gauche, un mur. A droite, une pièce minuscule, presque un placard. Je lui souris, mais le trouble doit se lire dans mon regard. Je ne vois même pas les gros chiens qui viennent m’accueillir énergiquement.
Petit… Comme tout est petit ! Un canapé-lit, une micro-table, une penderie, un évier. On a fait le tour de la pièce. Petit. 9 m carrés, peut-être. Un petit bout de femme, dans ce petit studio, avec son petit sourire, ses petits yeux fatigués, et ses deux gros chiens bondissants…
Tyson, 5 ans, type dogue argentin, a été diagnostiqué HSHA (hypersensible-hyperactif). Lyndor, 3 ans, croisé malinois-rottweiler, est agressif avec les autres chiens. Elle les a récupérés quasiment à la naissance. L’un trouvé dans un sac poubelle, l’autre sauvé de justesse de la noyade. Tous deux sevrés trop tôt, bien sûr. Généreuse, Mirela les a accueillis dans un appartement déjà trop petit pour elle. Par pure bonté d’âme. Peut-être aussi parce que, je l’apprendrai plus tard, elle aussi est une enfant adoptée, « récupérée ».
Nous prenons place sur le canapé. Immédiatement, les chiens y bondissent et nous écrasent allègrement. Je n’ose même pas lui expliquer que les chiens qui s’invitent sur le canapé ou sur le lit, ce n’est pas terrible. Il n’y a pas de place pour mettre un tapis au sol pour les molosses. Leur tapis, c’est le canapé, qui est lui-même le lit… La nuit, ils se retrouvent tous les trois en boule, compressés entre tous ces murs.
Sortant à peine d’une relation avec un homme violent, Mirela ne tolère plus l’idée de contrainte, ni même de limites. Pour elle, autorité rime forcément avec brutalité et ça, elle ne le supporte pas. Elle est débordée. Débordée par ses chiens, par la vie. Et je sens bien que tout ce que je lui dis, elle ne peut pas vraiment l’entendre. Débordée, fatiguée.
Pour vivre, elle fait les ménages. Elle n’a visiblement pas un sou, mais ce sou qu’elle n’a pas, elle le dépense pour ses chiens. Comportementaliste, éducateur, vétérinaire, traitements, nourriture, matériel…
De la bonne volonté, du courage, elle en a à revendre, mais les chiens auraient besoin d’autre chose. Une autorité bienveillante, un cadre, et surtout un endroit et du temps pour se défouler (Mirela n’a bien sûr pas de voiture pour emmener courir ses molosses). Ce qui compte vraiment, Mirela ne peut le leur offrir. Je remonte sur mon scooter, la boule au ventre. Mirela a encore une fois dépensé l’argent qu’elle n’avait pas : une série de 10 cours pour ses chiens, payés en 3 fois. J’en ai presque honte. J’ai pourtant essayé de l’en dissuader. Je vais tout faire pour l’aider, mais ça me paraît bien illusoire. Qu’y puis-je réellement ? Que puis-je contre cette misère matérielle et psychologique ? L’aide que l’on peut apporter nous semble parfois bien dérisoire.